10.

Le Complexe de Commandement :
batholithe

 

— Ça s’appelle un batholithe : une éruption granitique qui s’est soulevée comme une bulle de matière en fusion pour pénétrer dans les roches sédimentaires et métamorphiques qui se trouvaient déjà là il y a cent millions d’années.

« Il y a de cela onze mille ans, les autochtones y ont édifié le Complexe de Commandement dans l’espoir que ces roches les protégeraient d’éventuels missiles à fusion nucléaire évoluant en surface.

« Ils construisirent neuf gares et huit trains. L’idée était d’installer les politiciens et les chefs militaires dans un train et leurs bras droits respectifs dans un autre ; en temps de guerre, on ferait circuler les trains dans tous les sens à travers les tunnels du Complexe, avec des arrêts en gare destinés à les mettre en contact – via des canaux de communications durcis – avec les sites de radio-transmissions situés en surface, à la verticale de la station ou disséminés dans l’État tout entier, afin qu’ils puissent diriger la guerre. L’ennemi aurait eu, de toute façon, beaucoup de mal à percer pareille couche de granité ; quant à toucher une cible aussi petite qu’une station – toutes proportions gardées –, il ne fallait même pas y penser ; d’autre part, comment savoir si elle abritait bien un train, et si ce dernier transportait bien des passagers ? Sans compter qu’il aurait fallu faire sauter l’autre train, celui qui lui était associé.

« Ce fut la guerre bactériologique qui eut finalement raison d’eux ; par la suite – il y a au moins dix mille ans de cela –, les Dra’Azon ont débarqué, évacué l’air contenu dans les tunnels pour le remplacer par un gaz inerte. Il y a sept mille ans, une nouvelle ère glaciaire a commencé ; et quelque quatre mille ans plus tard, il s’est mis à faire si froid que M. Maître-à-bord a pompé cet argon et laissé à nouveau pénétrer dans les tunnels l’atmosphère propre de la planète. Celle-ci était tellement desséchée que, durant ces trois mille années, rien n’y a rouillé.

« Il y a à peu près trois mille cinq cents ans, les Dra’Azon sont parvenus à un accord avec la plupart des Fédérations Galactiques rivales : les vaisseaux en détresse seraient autorisés à franchir les Barrières de la Sérénité. Les espèces politiquement neutres et relativement inoffensives auraient le droit d’établir des bases restreintes sur la plupart des Planètes des Morts, pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin et, je présume, pour satisfaire les gens désireux de savoir à quoi ressemblaient ces planètes ; ce qui est sûr, c’est que sur le Monde de Schar, M. Maître-à-bord nous laissait tous les ans examiner minutieusement le Complexe et qu’il fermait les yeux quand nous y descendions clandestinement. Néanmoins, personne n’a jamais réussi à en ramener des relevés qui ne soient pas brouillés, quelle que soit leur nature.

« L’entrée devant laquelle nous nous trouvons actuellement se situe ici, à la racine de la péninsule, au-dessus de la station 4 ; il s’agit d’une des trois stations principales – les autres étant la 2 et la 7 –, et on y trouve des ateliers d’entretien et de réparation. Pas de trains stationnés dans les gares 4, 3 et 5. Il y en a en revanche deux stationnés dans la station 1, deux dans la 7 et un dans chacune des autres. Du moins, c’est ainsi qu’ils devraient être répartis ; les Idirans ont pu les déplacer, mais j’en doute.

« Les gares sont distantes de vingt-cinq à trente-cinq kilomètres et reliées par des tunnels jumeaux qui ne se rejoignent qu’au niveau des arrêts. Le Complexe dans son ensemble se trouve à quelque cinq kilomètres sous terre.

« Nous allons emporter des lasers… plus un paralyseur neural, des grenades défensives – mais rien de trop gros. Neisin pourra prendre son fusil à projectiles ; les balles dont il se sert ne contiennent que des explosifs légers. Mais ni canons à plasma ni microbombes atomiques. Dans les tunnels, en plus d’être dangereuses pour nous elles risqueraient de nous attirer les foudres de M. Maître-à-bord, et ça, mieux vaut l’éviter, croyez-moi.

« À partir de celui du vaisseau, Wubslin nous a bricolé un détecteur de masse anormale portable, ce qui nous permettra de repérer le Mental. Ma combi comporte également un détecteur de masse, aussi nous ne devrions pas avoir trop de mal à trouver ce que nous cherchons. Si les Idirans n’ont pas de communicateurs, il faut partir du principe qu’ils utilisent ceux des Métamorphes. Puisque nos transcepteurs couvrent largement leurs fréquences, nous pourrons écouter ce qu’ils se disent, mais eux ne pourront pas nous entendre.

« Voilà donc les tunnels. Le Mental se trouve quelque part là-dedans, ainsi sans doute que quelques Idirans et quelques medjels.

Horza se tenait à l’extrémité de la table du mess. Sur l’écran, au-dessus de sa tête, un plan des tunnels se superposait à une carte de la péninsule. Tous avaient les yeux fixés sur le Métamorphe. La semi-combi vide du medjel qu’il avait trouvée à l’intérieur gisait au centre de la table.

— Vous voulez qu’on descende tous avec vous ? s’enquit le drone Unaha-Closp.

— Oui.

— Et qu’est-ce que tu fais du vaisseau ? demanda Neisin.

— Il n’a pas besoin de nous. Je vais programmer ses automatismes de manière qu’il nous reconnaisse nous et se défende contre tout intrus.

— Et elle, tu vas l’emmener ? fit Yalson en indiquant d’un mouvement de tête Balvéda assise en face d’elle, de l’autre côté de la table.

Horza se tourna vers la femme de la Culture.

— Je tiens à l’avoir constamment à l’œil, répondit-il. Je ne serais pas tranquille en la laissant ici, même sous bonne garde.

— Je ne vois toujours pas pourquoi moi je devrais y aller aussi, remarqua Unaha-Closp.

— Parce que toi non plus, je ne peux pas te laisser ici ; je n’aurais pas confiance. D’autre part, j’ai des choses à te faire transporter.

— Pardon ? lança le drone furibond.

— Il me semble que tu n’es pas tout à fait honnête avec nous dans cette histoire, Horza, énonça Aviger en secouant la tête d’un air attristé. Tu dis que les Idirans et les medjels… Enfin, que tu es de leur côté, quoi. Là-dessus on apprend qu’ils ont déjà tué quatre des tiens au moins, et tu dis qu’ils se promènent quelque part dans les tunnels… Sans compter qu’ils passent pour avoir la meilleure infanterie de la galaxie, ou presque. Et tu voudrais nous envoyer, nous, lutter contre ces gens-là ?

— Avant toute chose, répondit Horza en soupirant, laissez-moi vous dire qu’en effet je suis de leur côté. Nous poursuivons le même but, eux et moi. Deuxièmement, je ne crois pas qu’ils aient beaucoup d’armes idiranes, sinon ce medjel en aurait porté une. Ils ne disposent sans doute que des armes prises aux Métamorphes. Je crois aussi, si je me fie à la combinaison de ce medjel… (il désigna l’appareil en forme de treillis qui reposait sur la table et que Wubslin et lui examinaient depuis que Horza l’avait ramené à bord) que leur matériel est en grande partie hors d’usage. Sur cette combi, seuls fonctionnent les projecteurs et les dispositifs thermiques. Tout le reste a fondu. À mon avis, ça s’est passé au moment où ils ont franchi la Barrière de la Sérénité. Ils ont tous été atteints à l’intérieur du chuy-hirtsi, et leur équipement de combat a été bousillé. S’il est arrivé la même chose à leurs armes qu’à leurs combis, ils sont pour ainsi dire sans défense, et en très mauvaise posture. Nous sommes beaucoup mieux pourvus qu’eux, avec nos harnais anti-g et nos lasers dernier cri, même en envisageant la possibilité très faible qu’on en vienne à se battre contre eux.

— Moi, ça me paraît au contraire très probable, sachant qu’ils n’auront plus de communicateurs à leur disposition, intervint Balvéda. Tu ne pourras jamais t’approcher suffisamment d’eux pour leur faire passer ton message. Et même en supposant l’inverse, comment pourraient-ils s’assurer que tu es bien celui que tu prétends être ? Si nous avons réellement affaire aux Idirans que tu soupçonnes, ils ont débarqué ici juste après l’irruption du Mental ; ils ne connaîtront même pas ton existence. (L’agent de la Culture embrassa l’assistance du regard.) Votre commandant d’adoption vous conduit à une mort certaine.

— Balvéda, dit Horza. Je te fais une faveur en te tenant au courant de mes projets, alors, s’il te plaît, ne me mets pas en colère.

La jeune femme haussa les sourcils mais ne répliqua pas.

— Comment peux-tu être sûr que ce sont bien les mêmes qui sont arrivés ici dans cet animal bizarre ? interrogea Neisin en posant sur Horza un regard chargé de soupçon.

— Ce ne peut être qu’eux, rétorqua ce dernier. Ils ont eu une chance incroyable en survivant à l’offensive du Dra’Azon ; même les Idirans ne se risqueraient pas à expédier des troupes fraîches après avoir vu ce que ceux-ci ont subi.

— Mais cela signifie qu’ils sont là depuis des mois, coupa Dorolow. Comment pouvons-nous espérer trouver quoi que ce soit s’ils ont des mois d’avance sur nous et qu’ils n’ont toujours rien découvert ?

— Qui te dit que c’est le cas ? répliqua Horza en écartant les bras et en souriant à la jeune femme, une nuance sarcastique dans la voix. Mais si tu as raison, c’est sans doute parce qu’ils n’ont pas de matériel en état de marche. Ils ont certainement été contraints de passer le Complexe au peigne fin.

« D’autre part, si cet animal gauchisseur a subi autant de dégâts que je l’ai entendu dire, ils ne pouvaient probablement plus le contrôler très efficacement. Je suppose qu’ils se sont écrasés à l’atterrissage à plusieurs centaines de kilomètres d’ici, et qu’ils ont dû faire tout le chemin en se traînant dans la neige. Auquel cas ils ne sont peut-être là que depuis quelques jours seulement.

— Je n’arrive pas à croire que le dieu ait laissé faire une chose pareille, émit Dorolow en secouant la tête, les yeux rivés à la surface de la table. Il y a quelque chose d’autre là-dessous. Je l’ai senti ; j’ai senti son pouvoir et… et sa bonté quand nous avons franchi la Barrière. Et cette chose-là n’aurait pas laissé ces pauvres gens se faire massacrer comme ça.

Horza leva les yeux au ciel.

— Dorolow, commença-t-il en se penchant en avant et en prenant appui sur ses poings calés contre la table. C’est tout juste si les Dra’Azon ont conscience de la guerre qui se livre autour d’eux. Ils se soucient fort peu des individus, en fait. Ils se rendent compte que la mort et la dégénérescence existent, mais ils ne savent pas ce que c’est que l’espoir ou la foi. Tant que les Idirans – ou nous-mêmes – ne font pas sauter le Complexe, voire la planète entière, ils ne se préoccupent pas le moins du monde du sort de chacun.

Muette mais peu convaincue, Dorolow se renfonça dans son siège. Horza se redressa. Ses paroles sonnaient bien ; il avait la sensation que les mercenaires le suivraient, mais au tréfonds de lui-même, sous la source des mots, il se sentait aussi insensible, aussi mort que la plaine tapissée de neige qui s’étendait au-dehors.

Il était retourné dans les tunnels en compagnie de Wubslin et Neisin. Tous trois avaient fouillé le secteur habitation et trouvé d’autres signes du passage des Idirans. Apparemment, un très petit détachement – un ou deux Idirans et quelque chose comme une demi-douzaine de medjels – était resté cantonné quelque temps dans la base Métamorphe dont ils s’étaient emparés.

Ils avaient manifestement emporté avec eux une grande quantité de rations de secours sous forme d’aliments déshydratés, ainsi que les deux fusils-laser et les quelques pistolets de petit calibre auxquels avait droit la base, sans compter les appareils de communication portables trouvés dans l’entrepôt.

Horza avait recouvert les Métamorphes défunts à l’aide de feuilles de matériau réflecteur trouvées dans la base, et prélevé la semi-combinaison du medjel mort. Ils avaient aussi examiné l’aéro pour voir s’il était encore en état de marche. Mais ils furent déçus : il lui manquait des morceaux de micropile, et le reste avait été gravement endommagé par son démontage. Comme presque tous les autres appareils de la base, il n’était plus alimenté. Une fois de retour à bord de la Turbulence, Horza et Wubslin avaient disséqué la combinaison du medjel et découvert les dégâts subtils mais irréparables qu’on lui avait infligés.

Pendant tout ce temps, quand il ne se tracassait pas pour leurs chances de succès et les choix qui s’offraient à eux, chaque fois qu’il cessait de se concentrer sur ce qu’il avait sous les yeux ou ce qui était censé l’absorber entièrement, il revoyait un certain visage durci et figé par le froid, disposé à angle droit par rapport au corps, les sourcils frangés de givre.

Il s’efforçait de ne plus penser à elle. C’était inutile ; il ne pouvait rien y faire. Il devait aller de l’avant, aller jusqu’au bout de ce qu’il avait entrepris ; maintenant, il avait encore plus de raisons pour cela.

Il avait longtemps réfléchi à ce qu’il fallait faire des autres passagers de la Turbulence Atmosphérique Claire, et finalement décrété qu’il n’avait pas tellement le choix : il les emmènerait tous avec lui dans le Complexe.

Balvéda posait problème ; même en la laissant sous la garde de l’équipage entier, il ne serait pas parti tranquille ; d’autre part, c’était à son côté qu’il voulait voir les meilleurs combattants, et non immobilisés à bord du vaisseau. Ce problème, il aurait pu s’en dispenser en supprimant l’agent de la Culture ; seulement, les autres s’étaient accoutumés à sa présence, ils en étaient venus à l’apprécier un tout petit peu trop. S’il la tuait, il les perdait.

— Pour ma part, je trouve parfaitement insensé de descendre dans ces tunnels, commenta Unaha-Closp. Pourquoi ne pas simplement attendre ici que les idirans réapparaissent, avec ou sans ce précieux Mental ?

— D’abord, répondit Horza en surveillant les visages qui l’entouraient au cas où certains donneraient des signes d’assentiment, s’ils ne le trouvent pas, ils ne réapparaîtront jamais ; ces gens sont des Idirans, je vous le rappelle, et pas n’importe lesquels, en plus. Ils resteront en bas jusqu’à la fin des temps. (Il contempla le plan des tunnels affiché sur l’écran, puis reporta son attention sur les individus et la machine groupés autour de la table.) Ils peuvent très bien poursuivre la fouille pendant mille ans, là-dessous, surtout si l’alimentation est coupée et qu’ils ne savent pas comment la remettre en route, ce qui me paraît extrêmement probable.

— Vous, en revanche, vous sauriez certainement, ironisa la machine.

— En effet. On peut rétablir le courant à partir de trois gares : celle-ci, la 7 ou la 1.

— Et ça fonctionne toujours ? s’enquit Wubslin d’un air sceptique.

— En tout cas, ça marchait quand je suis parti. C’est l’énergie géothermique des sous-sols profonds qui produit l’électricité. Les puits énergétiques plongent à quelque cent kilomètres sous la croûte.

« Bref, comme je vous le disais, le Complexe est trop vaste pour que ces Idirans et ces medjels aient une chance de l’explorer correctement sans l’aide d’un détecteur quelconque. Le détecteur d’anomalie de masse est le seul à pouvoir fonctionner dans ce cas, et il est impossible qu’ils en possèdent un. Nous, nous en avons deux. Voilà pourquoi nous devons y aller.

— Et nous battre, ajouta Dorolow.

— C’est peu probable. Ils ont des communicateurs ; j’entrerai en contact avec eux et je leur expliquerai qui je suis. Naturellement, je ne peux pas entrer dans les détails, mais j’en sais suffisamment sur l’organisation militaire des Idirans, sur leurs vaisseaux et même sur certains individus pour les convaincre de ma sincérité.

Ils ne sauront pas qui je suis, mais on leur aura annoncé la venue d’un Métamorphe.

— Menteur ! jeta Balvéda.

Sa voix était glaciale. Horza sentit l’atmosphère du mess s’altérer, se charger de tension. La femme de la Culture le regardait, les traits fermes, l’air décidé, voire résigné.

— Balvéda, reprit-il d’une voix douce. Je ne sais pas ce qu’on t’a dit, mais moi, j’ai été briefé à bord de la Main de Dieu et Xoralundra m’a dit que l’infanterie idirane voyageant par chuy-hirtsi était au courant de ma mission, poursuivit-il d’une voix posée. Je me fais bien comprendre ?

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, répondit Balvéda.

Il vit toutefois qu’elle manquait un peu d’assurance. Elle prenait de grands risques en faisant cette affirmation ; sans doute escomptait-elle qu’il se montrerait au minimum menaçant envers elle, ou qu’il aurait un geste susceptible de lui aliéner le reste de l’équipage. Malheureusement pour elle, il ne tomberait pas dans le piège.

Horza haussa les épaules.

— Ce n’est pas ma faute si la section Circonstances Spéciales n’est pas capable de vous briefer correctement, Pérosteck, contra-t-il avec un mince sourire.

Les yeux de Balvéda se détachèrent du visage du Métamorphe, se posèrent d’abord sur la table, puis sur chacune des personnes assises autour comme pour tenter de savoir lequel d’entre eux deux elles choisissaient de croire.

— Écoutez-moi, reprit Horza de sa voix la plus sincère et la plus raisonnable en écartant les bras, paumes offertes. Je n’ai nullement l’intention de mourir pour les Idirans ; par ailleurs, du diable si je sais pourquoi mais je commence à ressentir de l’amitié pour vous tous. Jamais je ne vous embarquerais dans une mission suicide. Il ne nous arrivera rien. Au pis, on peut toujours redécoller. Franchir la Barrière de la Sérénité dans l’autre sens et se diriger vers un secteur neutre. Je vous laisse le vaisseau ; moi, il me suffit d’avoir fait prisonnier un agent de la Culture. (Il regarda Balvéda, qui se tenait assise, les bras croisés, la tête basse.) Mais je ne pense pas qu’on en arrive là. Pour moi, nous allons nous emparer de ce fameux ordinateur et toucher la récompense.

— Et si c’était la Culture qui avait gagné cette bataille, de l’autre côté de la Barrière ? S’ils restaient là à attendre qu’on revienne, avec ou sans Mental ? demanda Yalson.

Il n’y avait aucune hostilité dans sa voix ; seulement de l’intérêt. Elle était la seule à qui il crût pouvoir se fier, hormis peut-être Wubslin. Le Métamorphe hocha la tête.

— Là encore, c’est peu probable. Je vois mal la Culture se replier au fond de ce volume d’espace et s’y maintenir indéfiniment ; et même comme cela, il leur faudrait un sacré coup de chance pour réussir à nous attraper. N’oubliez pas qu’ils ne peuvent voir de l’autre côté de la Barrière que dans l’espace réel ; ils ne pourraient absolument pas savoir à l’avance d’où nous arriverions. Non, pas de problème de ce côté-là.

Apparemment convaincue, Yalson se laissa à nouveau aller contre le dossier de son siège. Horza savait qu’il avait l’air calme, mais, en dedans, il était tendu comme un ressort ; il attendait que les autres fassent clairement état de leur position collective. La dernière réponse qu’il leur avait fournie était franche, mais tout le reste se composait de demi-vérités ou de mensonges effrontés.

Il fallait qu’il emporte leur conviction. Il devait absolument entraîner ses compagnons dans l’aventure, car sans eux, il ne pourrait pas mener à bien sa mission ; et il avait fait trop de chemin, accompli trop de choses, tué trop de gens et investi dans cette mission trop d’opiniâtreté et de détermination pour reculer maintenant. Il fallait qu’il retrouve le Mental, qu’il descende dans le Complexe – tant pis pour les Idirans – et qu’il emmène avec lui ce qui restait de la Libre Compagnie de Kraiklyn.

Il les contempla tour à tour : Yalson, sévère et impatiente, pressée de voir s’achever les palabres et de passer à l’action ; son impalpable chevelure duveteuse lui donnait à la fois un air très jeune, presque enfantin, et une certaine dureté dans le visage ; Dorolow, qui dévisageait les autres de son regard flou en grattant nerveusement une de ses oreilles au dessin complexe ; Wubslin, confortablement affalé et tassé dans son siège, toute sa solide charpente irradiant la relaxation. L’ingénieur avait témoigné de l’intérêt en l’entendant décrire le Complexe, et le Métamorphe le devina fasciné par cette version géante du train électrique pour enfants.

L’entreprise semblait laisser Aviger plutôt dubitatif, mais Horza comprit que, dans la mesure où il avait bien précisé que personne ne serait autorisé à demeurer à bord du vaisseau, le vieil homme se soumettrait sans prendre la peine de discuter. Quant à Neisin, il ne savait pas très bien à quoi s’en tenir. Il buvait toujours autant et se tenait plus tranquille que par le passé mais, s’il n’aimait pas qu’on lui donne des ordres, qu’on lui dise ce qu’il devait ou ne devait pas faire, il en avait manifestement assez d’être enfermé à bord de la Turbulence, et était d’ailleurs sorti se promener dans la neige pendant que Wubslin et Horza examinaient la combinaison du medjel. À défaut d’autre chose, ce serait par ennui qu’il se rallierait à sa cause.

Horza ne s’en faisait guère pour Unaha-Closp ; il obéirait aux directives, comme toutes les machines. Seule la Culture les laissait devenir sophistiquées au point de paraître posséder une volonté propre.

Quant à Pérosteck Balvéda, elle était sa prisonnière ; c’était aussi simple que ça.

— On débarque, on rembarque…, fit Yalson qui sourit, haussa les épaules en regardant les autres, puis reprit : Oh, et puis merde, tiens ! Ça nous occupera, non ?

Personne ne la détrompa.

 

Horza était une fois de plus en train de reprogrammer l’ordinateur de bord – par l’intermédiaire d’un tableau de commande tactile fatigué mais toujours en état de marche – afin d’y entrer de nouveaux codes d’accès, lorsque Yalson entra dans le poste de pilotage. Elle se glissa dans le fauteuil du copilote et le regarda faire ; l’écran lumineux projetait sur son visage l’ombre des caractères marains qui s’y affichaient.

Au bout d’un moment, sans quitter des yeux les inscriptions, elle lança :

— C’est du marain, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est le seul langage adapté que cette antiquité et moi ayons en commun, répondit-il en haussant les épaules. (Il entra de nouvelles instructions, puis se tourna vers elle et reprit :) Dis donc, tu n’as rien à faire ici quand je suis occupé à ce genre de chose, fit-il en souriant pour bien lui montrer qu’il plaisantait.

— Tu ne me fais donc pas confiance ? dit-elle en lui rendant son sourire.

— Si. Tu es même la seule à qui je fasse confiance ici, répliqua-t-il en se retournant vers le tableau de commande. Pour ces instructions-là, de toute façon, ça n’a pas grande importance.

Yalson continua de le dévisager un moment.

— Est-ce que tu tenais beaucoup à elle, Horza ?

Il ne releva pas la tête, mais ses mains s’immobilisèrent au-dessus du panneau tactile et ses yeux restèrent rivés aux caractères lumineux.

— De qui veux-tu parler ?

— Voyons, Horza…, prononça-t-elle doucement.

Il ne la regardait toujours pas.

— Nous étions amis, fit-il comme s’il s’adressait au tableau de commande.

— Enfin ! soupira-t-elle après un silence. Ce doit être douloureux de toute manière, quand il s’agit d’êtres du même peuple que soi…

Horza acquiesça, toujours sans la regarder.

Yalson le contempla quelques instants encore.

— Avais-tu de l’amour pour elle ?

Il ne réagit pas tout de suite ; son regard semblait examiner tour à tour chacune des formes précises et compactes qui se succédaient devant lui comme si l’une d’entre elles pouvait contenir la réponse. Puis il haussa les épaules.

— Peut-être, énonça-t-il enfin. Autrefois, peut-être. (Il s’éclaircit la voix, tourna brièvement la tête vers Yalson, puis se pencha à nouveau sur le tableau de bord.) C’était il y a longtemps.

Yalson se leva en le voyant reprendre sa tâche, et lui posa les mains sur les épaules.

— Je suis désolée, Horza. (Il opina à nouveau et posa une main sur celle de la jeune femme.) On les aura, reprit-elle. Si c’est ce que tu veux. Toi et…

Mais il secoua la tête et se retourna vers elle.

— Non. On est là pour récupérer le Mental, c’est tout. Si les Idirans nous mettent vraiment des bâtons dans les roues, alors d’accord, mais… Non, on court déjà assez de risques comme ça. Inutile d’en rajouter. Merci quand même.

Elle acquiesça lentement.

— De rien.

Puis elle se courba, l’embrassa rapidement et sortit. L’homme contempla quelques instants la porte close, puis retourna à son tableau plein de symboles appartenant à une autre civilisation que la sienne.

Il programma l’ordinateur de bord pour lancer un tir de sommation puis diriger de puissantes décharges laser sur tout individu tentant de s’approcher du vaisseau, sauf au cas où la signature électromagnétique distinctive émise par leurs combinaisons les identifierait comme appartenant à la Libre Compagnie. En outre, il fallait à présent la bague d’identité de Horza – ou plutôt de Kraiklyn – pour faire fonctionner l’ascenseur d’accès et, une fois à bord, pour prendre en main le vaisseau proprement dit. Horza se sentait convenablement rassuré par cette dernière mesure ; seule la possession de la bague permettrait à l’ennemi de se rendre maître de la TAC. Or, cette chose-là, personne ne la lui enlèverait sans prendre un risque supérieur à celui que pouvait représenter une escouade d’Idirans féroces et affamés.

Néanmoins, il était toujours possible qu’il se fasse tuer, et que les autres lui survivent. Pensant par-dessus tout à Yalson, il tenait à ce que l’équipe dispose d’une porte de sortie qui ne dépende pas entièrement de lui.

 

Ils déposèrent une partie des cloisons revêtues de plastique qui s’élevaient un peu partout dans la base Métamorphe, afin de ménager un passage au Mental, s’ils arrivaient à le retrouver. Dorolow voulut donner une sépulture aux Métamorphes assassinés, mais Horza s’y opposa catégoriquement. Au lieu de cela, il les transporta individuellement jusqu’à l’entrée du tunnel et les y laissa. Il les reprendrait sur le chemin du retour et les ramènerait sur Heibohre. Ce congélateur naturel qu’était l’atmosphère du Monde de Schar les conserverait jusque-là. Il contempla un instant le visage de Kiérachell sous les derniers feux du soir, tandis que se formait au loin, au-dessus des montagnes, une masse nuageuse venue de la mer prise dans les glaces, sous le vent fraîchissant.

Il allait s’emparer de ce Mental. Il en avait la ferme intention, et il le sentait jusque dans ses os. Mais s’il fallait tirer sur les auteurs de ce massacre, il ne reculerait pas. Peut-être même y prendrait-il plaisir. Balvéda n’aurait sans doute pas compris cela, mais les Idirans n’étaient pas tous à mettre dans le même panier. Xoralundra, par exemple, était son ami ; c’était aussi un officier sensible et bon – parmi les siens, le vieux Querl passait indubitablement pour un modéré –, et Horza connaissait et appréciait aussi d’autres représentants de la hiérarchie diplomatique et militaire. Mais il existait par ailleurs, chez les Idirans, de véritables fanatiques qui méprisaient superbement toutes les autres espèces.

Xoralundra, lui, n’aurait pas massacré les Métamorphes ; à ses yeux, ç’aurait été un acte inutile et disgracieux… Mais d’un autre côté, on ne confiait pas ce genre de mission à un modéré. On envoyait des fanatiques. Ou bien un Métamorphe.

Horza alla rejoindre les autres. Il arriva au niveau de l’aéro hors d’usage, désormais tout entouré de panneaux de plastique déposés ; ainsi orienté vers l’orifice donnant sur le secteur habitation, on aurait dit que l’appareil s’apprêtait à rentrer au garage. Tout à coup, il entendit des coups de feu.

Il s’élança dans le couloir du fond en apprêtant son arme.

— Qu’est-ce que c’est ? lança-t-il dans le micro de son casque.

— Laser. Au bout du tunnel, au niveau des cages d’ascenseur, répondit la voix de Yalson.

L’ouverture qu’ils avaient pratiquée dans la cloison de plastique avait quatre ou cinq mètres de large. Dès que Horza déboucha du couloir, une flamme éclaboussa le mur adjacent et il entrevit, non loin du flanc de sa combinaison, de fugitives traces lumineuses signalant la présence de tirs laser et dont la source se situait de l’autre côté du trou, vers l’extrémité du tunnel. Manifestement, le tireur inconnu l’avait dans son champ de vision. Il roula donc sur le côté et tomba sur Dorolow et Balvéda, qui se cachaient derrière un grand treuil mobile. Les impacts perçaient dans la paroi de plastique des trous qui brûlaient d’un feu clair puis s’éteignaient aussitôt. Des ululements brefs de décharges laser résonnaient dans les tunnels.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Horza à Dorolow.

Il fouilla l’entrepôt du regard. Les autres étaient là aussi, partout où ils avaient pu trouver abri, sauf Yalson.

— Yalson est allée…, commença Dorolow.

Mais la voix de Yalson lui coupa la parole :

— Je suis passée de l’autre côté du trou et je me suis fait tirer dessus. Je suis à terre. Je n’ai rien, mais je voudrais savoir si je peux riposter. Je ne risque pas de faire des dégâts ?

— Tire ! hurla Horza au moment où un nouveau déploiement horizontal de traces lumineuses criblait de cratères incandescents la paroi intérieure de la salle. Vas-y, riposte !

— Merci, répondit Yalson.

Horza entendit crépiter l’arme de la jeune femme, puis perçut l’effet doppler du son produit par l’air surchauffé. Des explosions retentirent au fond du tunnel.

— Hmm…, reprit Yalson.

— Je crois que tu as touché… !

C’était la voix de Neisin, à l’autre bout de l’entrepôt ; il s’interrompit au moment où une nouvelle salve s’abattait sur le mur derrière lui, un mur maintenant piqueté de cavités noires d’où s’échappaient des bulles.

— Salaud ! jeta Yalson qui riposta par une série de salves courtes et rapprochées.

— Ne le laisse pas relever la tête, lui lança Horza. Je me dirige vers le mur. Dorolow, tu restes ici avec Balvéda.

Il se remit sur pied et courut vers le rebord du trou. Les cratères fumants de la paroi de plastique prouvaient bien qu’elle n’offrait qu’une protection illusoire. Il s’agenouilla pourtant derrière elle. À quelques mètres à l’intérieur du tunnel, il aperçut les pieds de Yalson, étalés sur le sol lisse de roche fondue. Il l’écouta faire feu, puis lui dit :

— C’est bien ! Arrête de tirer le temps que je voie d’où ça vient, puis recommence.

— O.K.

Yalson cessa le feu. Horza passa la tête par l’ouverture et, tout en se sentant extraordinairement vulnérable, entrevit deux minuscules étincelles tout au bout du tunnel, légèrement décalées sur un côté. Alors il leva son arme et se mit à tirer sans discontinuer. Sa combinaison émit un gazouillis et un écran s’illumina au niveau de sa joue, signalant qu’il venait d’être touché à la cuisse. Pourtant, il ne sentait rien. Au loin, près des cages d’accès, le flanc du tunnel vit soudain jaillir un millier d’étincelles.

Neisin surgit près du bord diamétralement opposé et s’agenouilla en imitant Horza ; puis il se mit à arroser le tunnel avec son fusil à projectiles. Des éclairs lumineux accompagnés de fumée se manifestèrent contre l’une des parois ; les ondes de choc remontèrent vers eux, secouèrent la cloison de plastique et firent carillonner les oreilles de Horza.

— Assez ! cria-t-il.

Il cessa de tirer et Yalson fit de même. Neisin lâcha une ultime bordée, puis s’interrompit à son tour. Horza franchit d’un bond l’ouverture et se jeta contre la paroi du tunnel, où il s’aplatit, plus ou moins bien protégé par une petite saillie signalant l’encadrement d’une porte antisouffle, plus bas dans le souterrain.

Là où s’était embusquée leur cible, gisait à présent sur le sol de roche sombre une jonchée de fragments refroidis, mais encore vaguement rougeoyants, arrachés à la paroi par l’incandescence jaune vif des salves laser. Par le truchement du viseur à infrarouge de son casque, Horza distingua une série d’ondulations mouvantes : chauds, la fumée et les gaz s’élevaient de la zone endommagée et roulaient en silence sous le plafond du tunnel.

— Yalson, viens par ici ! fit-il. (Yalson roula plusieurs fois sur elle-même jusqu’à heurter le mur juste derrière lui. Puis elle se releva vivement et s’aplatit à son côté.) Je crois qu’on l’a eu, émit Horza.

Toujours agenouillé au bord du trou, Neisin risqua un œil derrière la cloison ; son fusil-mitrailleur à microprojectiles continuait de pointer ici et là, comme s’il redoutait une nouvelle attaque au niveau des parois du tunnel.

Horza se mit à avancer, le dos toujours collé au mur. Il atteignit le rebord de la porte antisouffle. Épaisse d’un bon mètre, elle était pour la plus grande partie logée dans le renfoncement, mais dépassait tout de même de quelque cinquante centimètres. Il jeta un nouveau regard dans le tunnel. La cible rougeoyait encore, charbons ardents éparpillés sur le sol rocheux. La vague de fumée noire et brûlante passa au-dessus de sa tête et remonta vers l’orifice en ondoyant lentement. Horza se retourna et vit que Yalson le suivait.

— Reste où tu es, lui intima-t-il.

Il longea la paroi jusqu’à la première cage d’ascenseur. À en juger par les cratères et entailles groupés autour de ses portes enfoncées et béantes, c’était sur le troisième et dernier d’entre eux qu’ils s’étaient acharnés. Horza aperçut un fusil laser long de cinquante centimètres au milieu du tunnel. Il détacha sa tête de la paroi et regarda devant lui en fronçant les sourcils.

À l’extrême bord de la cage d’ascenseur, entre les deux portes balafrées et criblées de trous, au milieu d’une marée de débris qui luisaient faiblement, Horza croyait bien discerner deux mains gantées aux doigts courtauds ; la plus proche du Métamorphe avait perdu un doigt. Pas d’erreur, c’étaient bien des mains. On aurait dit que quelqu’un était suspendu par le bout des doigts à l’intérieur de la cage d’ascenseur. Il régla le faisceau de son communicateur et l’orienta tout droit dans cette direction.

— Vous m’entendez ? fit-il en idiran. Medjel ? Le medjel qui se trouve dans la cage d’ascenseur ? Vous m’entendez ? Présentez-vous immédiatement au rapport.

Les mains ne bougèrent pas. Il se rapprocha encore.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? fit la voix de Wubslin dans ses haut-parleurs.

— Une minute, répondit Horza.

Il fit encore quelques pas, prêt à tirer. Une des mains remua légèrement, comme pour raffermir sa prise sur le rebord. Horza sentit son cœur battre à grands coups. Il se dirigea vers les hautes portes entrouvertes en écrasant sous ses pieds les débris encore tièdes. Lorsqu’il fut tout près, il aperçut deux bras pris dans une semi-combinaison, puis la partie supérieure d’un casque allongé strié de brûlures laser…

Il entendit alors un feulement rauque de medjel qui s’apprête à charger sur le champ de bataille, puis une troisième main – il savait que c’était en réalité un pied, mais cela ressemblait à une main et cela tenait un petit pistolet – surgit subitement de la cage d’ascenseur au moment même où la tête émergeait ; le medjel avait les yeux rivés sur lui. Il feinta, et aussitôt le pistolet crépita. La décharge de plasma le manqua de quelques centimètres.

Horza riposta instantanément tout en plongeant de côté. Il y eut une explosion de flammes qui se répandit tout autour du puits et gagna les mains gantées. Un cri perçant s’éleva, et les mains disparurent. Un bref éclair illumina l’intérieur de la cage. Horza se rua en avant, passa la tête entre les portes et regarda vers le bas.

La silhouette indistincte du medjel en chute libre était encore éclairée par les flammes crachotantes qui dévoraient les gants de sa combinaison. Bizarrement, il tenait toujours le pistolet à plasma ; dans sa chute, sans cesser de crier, le medjel fit feu. Le crépitement et les éclairs accompagnant la salve paraissaient de plus en plus lointains à mesure que la créature tournoyante s’enfonçait pêle-mêle dans les ténèbres, ses six membres éployés.

— Horza ! s’écria Yalson. Ça va ? Mais qu’est-ce que c’était, bon sang ?

— Tout va bien, répondit-il.

Le medjel n’était plus qu’une minuscule forme gigotante dans la nuit verticale des profondeurs du puits. Ses cris résonnaient toujours, et les étincelles microscopiques émises aussi bien par ses mains en feu que par son petit pistolet à plasma continuaient de fuser. Horza se détourna. Une série de coups sourds marquaient les heurts successifs de la créature contre les parois de la cage d’ascenseur.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? interrogea Dorolow.

— Le medjel n’était pas mort. Il m’a tiré dessus, mais je l’ai eu. (Horza s’éloigna des portes de l’ascenseur.) Il tombe… Il est encore en train de tomber dans le puits.

— Merde ! souffla Neisin sans cesser d’écouter les cris de plus en plus affaiblis qui résonnaient dans la cage. Et c’est très profond ?

— Dix kilomètres, en admettant qu’aucune porte antisouffle ne soit fermée, l’informa Horza.

Il examina les commandes extérieures des deux autres ascenseurs, ainsi que l’entrée de la capsule de transit. Le tout était à peu près intact. Les portes du transtube étaient ouvertes. Or, un peu plus tôt Horza les avait trouvées fermées en inspectant le secteur.

Yalson remit son arme à l’épaule et vint rejoindre Horza.

— Allez, dit-elle. Au boulot.

— Ouais, renchérit Neisin. Après tout, ils ne sont pas si forts que ça. On en a déjà descendu un !

— Il est même descendu drôlement bas, remarqua Yalson.

Horza fit le compte des dégâts qu’avait subis sa combinaison pendant que les autres s’avançaient tour à tour dans le tunnel. Une brûlure à la cuisse droite, sur un millimètre de profondeur et deux ou trois doigts de large. Sauf au cas peu probable où un autre tir l’atteindrait exactement au même endroit, la combinaison n’en souffrirait pas beaucoup.

— Si vous voulez mon avis, ça commence bien, marmotta le drone, qui fermait la marche.

Horza regagna les grandes portes toutes cabossées et criblées de trous et jeta un dernier regard dans la cage d’ascenseur. En réglant au maximum le grossissement de sa visière, il arrivait tout juste à distinguer un infime flamboiement, très loin sous ses pieds. Les micros externes de sa combinaison captaient un léger son, mais si distant et tellement mêlé d’échos qu’on aurait dit le gémissement du vent soufflant à travers une palissade.

 

Ils s’assemblèrent devant les portes ouvertes d’une autre cage d’ascenseur, deux fois plus hautes que n’importe lequel d’entre eux ; à côté d’elles, ils avaient l’impression d’être redevenus des enfants. Horza les avait ouvertes afin d’explorer minutieusement ce qu’elles recelaient en se laissant doucement tomber dans le puits, porté par l’anti-g de sa combinaison, avant de remonter à la surface. Il n’avait rien remarqué d’anormal.

Je passe le premier, dit-il aux autres. Si on rencontre un problème, lancez quelques grenades défensives et remontez. On va descendre au niveau du complexe principal, c’est-à-dire à cinq kilomètres sous terre. Une fois passé ces portes, on se retrouvera plus ou moins dans la station 4. De là, on pourra rétablir l’alimentation, chose que les Idirans n’ont pas réussi à faire. Après, on aura un moyen de transport : les capsules de transtube.

— Et les trains ? demanda Wubslin.

— Les transtubes sont plus rapides, commenta Horza. Mais on sera peut-être obligés d’en faire démarrer un si on capture le Mental ; tout dépend de son volume. Par ailleurs, à moins qu’on les ait déplacés depuis mon dernier passage, les trains les plus proches se trouvent dans les stations 2 ou 6. Mais il existe au niveau de la station 1 un tunnel en colimaçon par lequel on pourrait faire remonter un des trains.

— Et le transtube qui remonte jusqu’à ce niveau-ci ? s’enquit Yalson. Si c’est par là que ce medjel s’est pointé à l’improviste, qu’est-ce qui empêche les autres de prendre le même chemin ?

— Rien, répondit Horza en haussant les épaules. Je ne veux pas faire fondre ces portes en position fermée, au cas où on remonterait par là une fois le Mental capturé ; mais de toute façon, en admettant qu’un medjel emprunte ce puits, qu’est-ce que ça peut faire ? Ça en fera toujours un de moins à nous embêter en bas. Et puis on peut laisser quelqu’un ici jusqu’à ce que nous soyons tous arrivés en bas sains et saufs ; à la suite de quoi, ce quelqu’un viendrait nous rejoindre. Mais je ne crois pas qu’un deuxième medjel suive d’aussi près le premier.

— Oui, celui-là, vous n’avez pas pu lui expliquer que vous combattiez du même côté que lui, fit le drone sur un ton de défi.

Horza s’accroupit pour regarder le drone, invisible d’en haut à cause du paquet de matériel qu’il transportait.

— Celui-là n’avait pas de communicateur, nous sommes bien d’accord ? Tandis que les Idirans qui se trouvent peut-être en bas seront certainement munis des communicateurs pris à la base, non ? D’autre part, les medjels font ce que les Idirans leur disent de faire, O.K. ? (Il attendit la réponse de la machine, mais voyant que rien ne venait, il insista :) Alors, oui ou non ?

Horza eut la nette impression que si la machine avait été humaine, elle lui aurait craché au visage.

— Si vous le dites, mon commandant.

— Et moi, Horza, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? questionna Balvéda, qui se tenait devant lui en simple combinaison de tissu sous une veste en fourrure. As-tu l’intention de me précipiter dans le puits pour prétendre ensuite avoir oublié que je n’avais pas d’anti-g, ou bien dois-je descendre à pied par le tunnel de transit ?

— Toi, tu viens avec moi.

— Et en cas de problème ?

— Il n’y aura pas de problème.

— Tu es sûr qu’il n’y avait pas de harnais anti-g à la base ? intervint Aviger.

— S’il y en avait eu, les medjels que nous avons rencontrés jusqu’à présent les auraient portés sur eux, tu ne crois pas ? lui fit remarquer Horza.

— Ce sont peut-être les Idirans qui s’en servent.

— Non, les Idirans sont trop lourds.

— Ils en utilisent peut-être deux à la fois, insista Aviger.

— Il n’y avait pas de harnais, siffla Horza entre ses dents. Nous n’avons jamais eu l’autorisation d’en posséder. Nous n’étions pas censés nous rendre dans le Complexe, en dehors de nos inspections annuelles, pendant lesquelles nous avions alors le droit de tout mettre en marche. Nous y entrions quand même, en descendant à pied par le tunnel en spirale qui aboutit à la station 4, c’est-à-dire par la voie que ce medjel a empruntée, mais rien ne nous y autorisait, et nous n’avions pas non plus droit aux harnais anti-g. Ils nous auraient beaucoup trop facilité la descente.

— Bon, assez papoté ! Allons-y ! s’impatienta Yalson en dévisageant les autres.

Aviger haussa les épaules.

— Si mon anti-g s’avère insuffisant, avec toutes les saletés que je transporte…, commença le drone dont la voix était assourdie par le paquet juché sur sa partie supérieure.

— Si jamais tu laisses tomber quoi que ce soit dans la cage, je t’avertis que tu prendras le même chemin, tas de ferraille, menaça Horza. Et maintenant, garde ton énergie pour la descente, au lieu de bavasser. Tu me suivras en restant à cinq ou six mètres en arrière. Yalson, tu veux rester ici jusqu’à ce qu’on ait ouvert les portes ? (L’interpellée acquiesça.) Vous autres, descendez à la suite du drone. Ne vous collez pas les uns aux autres, mais ne vous perdez pas non plus de vue. Wubslin, tu restes au même niveau que la machine et tu te tiens prêt à balancer les grenades défensives. (Sur ces mots, Horza tendit la main à Balvéda.) Madame, si vous voulez bien vous donner la peine…

Il l’enlaça ; le dos tourné au Métamorphe, elle plaça ses pieds sur ses bottes. Alors celui-ci se laissa tomber dans le puits et tous deux descendirent dans la nuit noire de ses profondeurs.

— Rendez-vous au fond, lança Neisin dans les haut-parleurs des casques.

— Ce n’est pas au fond que nous allons, Neisin, soupira Horza en déplaçant quelque peu son bras autour de la taille de Balvéda, mais au niveau du Complexe principal. Tu nous y retrouves.

— Ouais, bon… Enfin bref.

La descente en anti-g s’accomplit sans incident et, cinq kilomètres plus bas, Horza ouvrit de force les portes qui donnaient sur le complexe.

Balvéda et lui ne s’étaient parlé qu’une seule fois pendant le trajet, une minute environ après le départ :

— Horza ?

— Quoi ?

— Si ça se met à tirer, là en bas… S’il arrive quoi que ce soit et que tu sois obligé de… de me laisser tomber…

— Où veux-tu en venir ?

— Je préfère que tu me tues. Je ne plaisante pas. Tire-moi dessus. Tout plutôt que de tomber indéfiniment.

— Rien ne saurait me faire plus plaisir, l’assura-t-il après un instant de réflexion.

Dans un silence de pierre glacial, ils continuèrent à tomber dans la gorge noire du tunnel, enlacés comme deux amants.

 

— Et merde ! jura Horza à voix basse.

Wubslin et lui se tenaient dans une pièce adjacente à la vaste salle voûtée qui constituait la station 4. Les autres attendaient à l’extérieur. Les projecteurs de leurs combinaisons éclairaient un espace bourré de commutateurs électriques ; les murs étaient couverts d’écrans et de leviers de commande. D’épais câbles serpentaient au plafond ainsi que sur les parois ; au sol, un dallage métallique dissimulait des gaines elles aussi emplies de matériel électrique.

Une odeur de brûlé planait dans la pièce. Une longue traînée de suie courait sur le mur au-dessus d’un nid de câbles carbonisés ou fondus.

Ils avaient détecté l’odeur depuis les tunnels reliant les puits à la station. Lorsqu’elle parvint à ses narines, Horza sentit la bile lui remonter dans la gorge : très faible, elle n’aurait pas retourné le plus sensible des estomacs, mais Horza, lui, savait ce qu’elle signifiait.

— Tu crois qu’on saura réparer ? s’enquit Wubslin.

— Probablement pas, répondit-il en secouant la tête. Ça s’est déjà produit lors de mon séjour, au cours d’une inspection annuelle. On n’avait pas effectué les montées en puissance dans le bon ordre, et c’est le même tronçon de câble qui avait lâché. S’ils ont fait la même erreur que nous ce jour-là, il y aura d’autres dégâts en aval, aux niveaux inférieurs. Ça nous avait pris des semaines pour tout remettre en état. (Il secoua à nouveau la tête.) Quelle tuile !

— Moi, je les trouve drôlement malins, ces Idirans, d’en avoir compris autant, déclara Wubslin en ouvrant sa visière afin de passer la main à l’intérieur et de se gratter maladroitement la tête. Je veux dire, c’est déjà pas mal d’être arrivé jusque-là.

— En effet, renchérit Horza en expédiant un coup de pied dans un volumineux transformateur. Trop malins, même.

Ils opérèrent une fouille rapide du complexe de la gare, puis se regroupèrent à nouveau dans la caverne principale, autour du détecteur de masse improvisé que Wubslin avait prélevé sur la Turbulence. L’engin s’entourait d’un fouillis de fils et de fibres optiques, avec sur le dessus un écran provenant de la passerelle et directement connecté au détecteur.

L’écran en question s’éclaira. Wubslin manipula les contrôles, et l’hologramme finit par afficher le schéma d’une sphère pourvue de trois axes vus en perspective.

— Ça, ça représente environ quatre kilomètres, annonça l’ingénieur qui semblait s’adresser davantage à l’engin qu’à ses compagnons. Essayons huit.

Il effleura à nouveau les touches de commande et, sur le dessin, les lignes se dédoublèrent. Une très faible tache lumineuse se mit à clignoter à la limite du diagramme.

— C’est lui ? interrogea Dorolow. C’est là qu’il est ?

— Non, répondit Wubslin en se remettant à tripoter les boutons afin que la tache lumineuse se précise. Pas assez dense.

Wubslin doubla une nouvelle fois la portée de l’appareil, mais seule demeura visible la même trace unique, qui paraissait comme enfouie dans une brume.

Horza regarda autour de lui en essayant de s’orienter par rapport au topogramme de l’écran.

— Est-ce que ton truc se laisserait berner par une pile à uranium ?

Oh, certainement, acquiesça Wubslin. Avec l’énergie qu’il émet, n’importe quelle radiation constituerait une légère perturbation. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a une portée maximale d’environ trente kilomètres. Avec tout ce granité… Ouais, s’il y a un réacteur dans les parages, même un vieux, il se manifestera sûrement quand les ondes de mesure du détecteur l’atteindront. Mais sous cette forme-là : une simple tache floue. Si ce Mental ne fait que quinze mètres de long pour un poids de dix mille tonnes, il apparaîtra bien plus nettement. Brillant comme une étoile.

— Bien, dit Horza. À mon avis, c’est seulement le réacteur du niveau de service inférieur.

— Ah bon ? s’étonna Wubslin. Ils avaient aussi des réacteurs ?

— De secours seulement, précisa Horza. Celui-là était destiné à assurer la ventilation au cas où la circulation d’air naturelle ne suffirait pas à évacuer la fumée ou les gaz. Les trains sont également équipés de réacteurs, en cas de panne d’énergie géothermique.

Horza compara les informations fournies par l’écran avec ce que lui apprenait le détecteur de masse intégré à sa combinaison, mais la faible trace signalant la présence du réacteur de secours était hors de portée.

— On va tout de même se rendre compte sur place ? demanda Wubslin, le visage illuminé par la clarté de l’écran.

Horza se redressa et secoua négativement la tête.

— Pas pour l’instant, fit-il avec lassitude.

 

Ils s’installèrent dans la station pour manger un morceau. L’endroit mesurait plus de trois cents mètres de long sur deux fois la largeur des tunnels principaux. La double voie ferrée sur laquelle se déplaçaient les trains du Complexe surgissait d’une ouverture en U inversé et, courant sur le sol de lave, s’enfonçait dans une autre pour rejoindre les chantiers d’entretien-réparation. À chaque extrémité, on voyait des assemblages de grues et de portiques qui montaient presque jusqu’au plafond. Ces engins livraient accès aux deux niveaux supérieurs des trains en gare, ainsi que l’expliqua Horza à la demande de Neisin.

— Je suis impatient de les voir, ces trains, marmonna Wubslin, la bouche pleine.

— C’est mal parti, s’il n’y a pas de lumière, répliqua Aviger.

J’estime déjà intolérable de devoir porter tout ce bazar, intervint le drone, qui avait posé à terre sa palette bourrée de matériel. Et voilà qu’on m’en rajoute !

— Je ne suis pas si lourde que ça, Unaha-Closp, fit Balvéda.

— Tu y arriveras, dit Horza à la machine.

Sans électricité, la seule solution était de rejoindre la station suivante par la voie des airs grâce à l’anti-g de leurs combinaisons ; ce serait plus lent que par transtube, mais plus rapide que la marche. Et Balvéda se ferait transporter par le drone.

— Horza… Je me demandais…, commença Yalson.

— Oui ?

— Quelle dose de radiations on a encaissée ces derniers temps ?

— Faible.

Il jeta un regard au petit écran situé à l’intérieur de son casque. Le taux de radiations était en dessous du seuil dangereux ; le granité autour d’eux en dégageait bien un peu, mais même sans combinaison ils n’auraient pas couru de risque réel.

— Pourquoi ? s’enquit-il.

— Pour rien, répondit Yalson en haussant les épaules. C’est juste qu’avec tous ces réacteurs, tout ce granité, sans parler de la dose qu’on a dû prendre dans l’explosion de la bombe dans le vactube… Et n’oublie pas qu’on était tous à bord du Mégavaisseau quand Lamm a voulu le faire sauter ; ça n’a sûrement pas arrangé les choses. Mais bon, si tu dis qu’on ne risque rien, moi, je veux bien.

— À moins qu’il y ait parmi nous quelqu’un de particulièrement sensible aux radiations, je te dis qu’on n’a pas vraiment de raisons de s’inquiéter.

Yalson opina.

Horza se demandait s’ils devaient se diviser en deux groupes. Fallait-il rester soudés, ou bien se répartir entre les deux tunnels piétons qui longeaient la voie principale et le transtube ? On pouvait même s’éparpiller encore plus et se répartir entre les dix tunnels qui couraient de gare en gare ; ce serait un peu exagéré, mais cela montrait bien à quel point les possibilités étaient nombreuses. Ainsi déployés, ils seraient mieux disposés à faire face à une attaque par le flanc en cas de rencontre avec les Idirans, même s’ils ne pouvaient au départ bénéficier de la même puissance de tir. Ils n’augmenteraient pas leurs chances de trouver le Mental, du moins si le détecteur de masse fonctionnait correctement, mais le risque de tomber sur l’ennemi au détour d’un tunnel s’en trouverait accru.

Toutefois, à l’idée de rester groupés dans le tunnel secondaire, Horza éprouva par avance une sensation de claustrophobie. Il suffirait d’une seule grenade pour les anéantir jusqu’au dernier, d’une seule décharge laser lourde pour tous les tuer ou les blesser.

Il avait l’impression de se trouver confronté à un problème retors et très peu plausible lors d’un examen trimestriel à l’Académie Militaire de Heibohre.

Il n’arrivait même pas à décider de la direction à prendre. Lors de la fouille de la gare, Yalson avait repéré des traces dans la fine couche de poussière tapissant le sol du tunnel menant à la station 5, ce qui semblait indiquer que les Idirans s’étaient engagés par là. Mais alors, fallait-il poursuivre par là, ou au contraire repartir dans l’autre sens ? S’ils choisissaient d’emboîter le pas aux Idirans, mais s’il ne réussissait pas à les convaincre qu’ils appartenaient au même camp, il faudrait se battre.

Cependant, s’ils partaient dans la direction opposée et remettaient le courant dans la station 1, les Idirans en profiteraient aussi. Il n’était pas possible de limiter l’apport d’énergie à une seule partie du Complexe. Chaque gare pouvait isoler sa section de voie ferrée du circuit d’alimentation, mais l’ensemble avait été conçu pour qu’un traître faisant cavalier seul – ou encore un incompétent – ne puisse désactiver le Complexe tout entier. Donc, les Idirans auraient eux aussi l’usage des transtubes, des trains eux-mêmes et des chantiers… Mieux valait les retrouver et parlementer. Régler la question d’une manière ou d’une autre.

Horza secoua la tête. Tout cela était trop compliqué. Avec ses tunnels et ses cavernes, ses étages et ses puits d’accès, ses voies de garage, ses boucles, ses voies de croisement et ses aiguillages, le Complexe constituait une sorte d’infernal organigramme en circuit fermé où ne cessaient de circuler ses pensées.

Quelques heures de sommeil l’aideraient à y voir plus clair. Il ressentait maintenant le besoin de dormir, et les autres aussi d’ailleurs. Il le voyait à certains signes. La machine pouvait s’épuiser, mais elle n’était pas obligée de dormir ; quant à Balvéda, elle paraissait bien éveillée. Mais les membres de la Compagnie avaient besoin d’autre chose que d’un simple arrêt. Leur horloge biologique indiquait l’heure de se coucher ; il aurait été insensé de vouloir les pousser plus avant.

Il avait ajouté un harnais d’immobilisation à la palette. Cela suffirait sans doute à mettre Balvéda hors d’état de nuire. Le tas de ferraille pourrait monter la garde, et lui-même confierait au détecteur de sa combi le soin de surveiller tout mouvement survenant dans les parages immédiats pendant qu’ils dormiraient ; non, il ne prenait pas de grand risque en décrétant une pause.

Ils achevèrent leur repas. Personne ne contesta sa décision. Balvéda fut entortillée dans le harnais d’immobilisation et enfermée à double tour dans un des entrepôts vides qui donnaient sur le quai. Unaha-Closp reçut l’ordre d’aller se percher sur un des hauts portiques et de ne plus en bouger, sauf s’il voyait ou entendait quelque chose de suspect. Horza plaça son télécapteur non loin de l’endroit qu’il s’était choisi pour dormir, sur l’une des poutrelles basses d’un dispositif de halage. Il avait prévu de dire un mot à Yalson, mais le temps qu’il prenne toutes ses dispositions, plusieurs membres du groupe (y compris la jeune femme) étaient déjà endormis, couchés sur le côté face au mur ou encore sur le dos, visière polarisée ou tête tournée afin de ne pas voir les lumières pourtant faibles des combinaisons des autres.

Horza regarda Wubslin errer çà et là dans la gare pendant quelques instants, puis vit l’ingénieur s’allonger à son tour ; bientôt, tout fut calme. Le Métamorphe enclencha le télécapteur et le régla pour donner l’alarme s’il détectait quoi que ce fût au-dessus d’un certain seuil d’activité.

Horza dormit mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves qui chaque fois le réveillaient.

Des spectres le pourchassaient dans des navires déserts ou dans des docks silencieux où le moindre écho résonnait, et quand il se retournait pour leur faire face, il lisait l’attente dans leurs yeux, des yeux qui ressemblaient à des cibles, à des bouches ; alors ces bouches l’avalaient, et il tombait dans la gueule sombre de l’œil, par-dessus la glace qui le bordait, la glace morte entourant l’œil froid qui l’engloutissait ; et puis il ne tombait pas, finalement ; au lieu de cela il courait, courait, mais avec une lenteur infinie, comme s’il avait les jambes en plomb, ou engluées dans la poix, à travers les cavités osseuses de sa propre boîte crânienne qui se désintégrait progressivement : il y avait une planète froide parcourue de tunnels qui s’effondrait sur elle-même et se froissait en rencontrant un mur de glace sans fin, puis le site de la catastrophe le rattrapait et il tombait enfin, en feu, pour se retrouver encore dans le tunnel-œil polaire ; et, tandis qu’il tombait, survenait un bruit, surgi de la gorge du tunnel-glace et de sa propre bouche, un bruit qui le frigorifia encore plus que la glace, et ce bruit faisait :

— Iiiiiiiii…

Une forme de guerre
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